Dieux du territoire et maîtres du sol

Les éléments du paysage (montagne, rocher, arbre, champ, lac ou cours d'eau), ou au sein même des habitations (grenier à céréales, cellier, pilier central, foyer) sont le siège de divinités et esprits locaux, souvent hérités de croyances pré-bouddhistes que l’on appelle la « religion du peuple » ou « religion sans nom ». Ces divinités, masculines ou féminines, peuvent être bienveillantes ou malveillantes, telles que les dieux du territoire local (yul lha), les maîtres du sol (gzhi bdag) et les esprits du monde souterain et aquatique (klu).

Bien qu'invisibles, ils partagent le même paysage physique que les humains et les animaux et y exercent leur pouvoir d'action, du sous-sol jusqu'aux plus hauts sommets des montagnes. Chaque année des rituels alignés sur le calendrier lunaire invitent les divinités à venir festoyer pour les apaiser, ce qui assure à son tour de bonnes relations, la prospérité familiale, de bonnes récoltes et le bien-être de la communauté. À l'inverse, s'ils sont offensés, ils déchaîneront des cataclysmes naturels (sécheresse, grêle, pluie torrentielle, glissements de terrains...), ou des maladies.

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Peindre l'invisible par l'artiste bhoutanais Gyempo Wangchuk. (© D. Hecht & G. Wangchuk - Landscape Magazine vol. 13, 2024)

Le paysage est intimement connu de ses habitants, au-delà de ce qui est strictement visible ou tangible. Vivre avec une conscience de ce monde invisible suggère une profondeur de connaissance basée sur le lieu qui est inconnue de nombreux étrangers.

Trois étages de l'univers

En haut, les lha ;
au milieu, les btsan ;
en bas, les klu.

Dans le panthéon des sociétés himalayennes, l'univers est divisé en une structure verticale à trois niveaux. Le premier est celui d'en-haut, le ciel où vivent les dieux lha. Le second est celui d'ici-bas, le monde des humains et des divinités plus difficiles à saisir des espaces intermédiaires, telles que les démons rouges (btsan) dont on pense qu’ils tirent des flèches sur les humains qui les dérangent, ce qui provoque la maladie et la mort. Dans le troisième, souterrain et aquatique, vivent les klu, divinités de l'eau, du sous-sol et de la fertilité.

« Pour le Tarap-pa, comme pour le Tibétain, le monde divin se divise en trois étages : ciel, terre et sous-sol. À chaque étage est associé un groupe de divinités : en haut, les lha auxquels correspond la couleur blanche, au milieu, les gnyan jaunes (esprits malveillants vivant dans les arbres) et les btsan rouges, et en bas, dans le sous-sol, les klu de couleur bleue. Les pho lha (divinités des lignées paternelles) dominent la vallée et il faut les implorer ; l'espace intermédiaire est celui des btsan qui ont un sanctuaire sur le toit des maisons ; quant aux klu, il faut les respecter puisque nous sommes agriculteurs et que toutes les récoltes dépendent de leur bon vouloir. » (C. Jest 1975:299).

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Organisation de l'espace habité

L'espace habité respecte la notion tibétaine qui le sépare nettement en trois étages différents : le fond de la vallée, les pentes réservées aux pâturages, les sommets et les cols. Il comprend plusieurs constructions religieuses, soit du bouddhisme savant telles que les gompa, chörten et murs à prières, soit, moins connu du voyageur, des sanctuaires dédiés aux divinités locales tels que les lab rtse (amas de pierres édifiés au passage de col, et au sommet des collines), les klu khang (sanctuaires des divinités klu) ou les lha tho (autels des dieux lha).

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Un klu khang surplombe le hameau de Kagar/Trangmar de la vallée de Tarap (en bas à gauche de l'image, © F. Dugas).

« Trois sommets dominent Tarap : yul lha, buddha ri, dpa' bo gru lnga » (dicton de Tarap).

Le pèlerinage est la manifestation la plus importante de l'activité religieuse des laïcs du Dolpo. Le yul lha est la divinité protectrice de la vallée de Tarap, sommet très pointu qui domine de 1 000 m le haut de Tokyu. Le buddha ri constitue l'objectif essentiel des pèlerinages de Tarap (cf. la Kora de Dho Tarap). Le dpa' bo gru lnga qui se dresse au Nord de Doro, est un pèlerinage de l'ordre religieux bon-po.

La maison comme sanctuaire

La maison suit la même structure tripartite que l'espace habité : le rez-de-chaussée pour les animaux et les réserves, l'étage pour les hommes et le toit-terrasse pour les dieux. À Tarap, un abri est édifié pour les divinités btsan sur le toit-terrasse, appelé btsan khang. Ce sont des petites constructions à base carrée d'un mètre de haut, dans lesquelles sont plantés des mâts à prières et où sont déposées des cornes de cerf et de yak sauvage.

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Coupe d'une maison typique du Dolpo. (C. Jest 1975)

«  C'est sur le toit que le religieux lira une fois par an les textes de purification, lha bsangs (fumigation pour les dieux lha). À cette occasion de nouvelles impressions sur tissu seront fixées au bout d'un mat. La bannière est remplacée le troisième jour du douzième mois lunaire. C'est l'occasion de faire des offrandes aux divinités lha. Les btsan sont honorés tous les mois ; des offrandes sont faites aux divinités du sol ; on place une lampe dans une niche du mur du rez-de-chaussée. Si cette prière n'est pas faite, les membres de la famille peuvent être atteints de maladies de la peau. » (C. Jest 1981:327)

Pour aller plus loin :
• E. Principaud (2013). Expressions du sacré dans les villages de l'aire culturelle tibétaine.
• C. Jest (1975). Dolpo, communautés de langue tibétaine du Népal. CNRS Éditions.
• C. Jest (1981) dans Gérard Toffin, L'Homme et la maison en Himalaya. CNRS Éditions.
• P. Dollfus (2003), De quelques histoires de klu et de btsan. Revue d'Etudes Tibétaines. (halshs-00174987)

 
 
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